Personne ne veut de la souveraineté européenne. Ni ceux qui croient en la Nation, comme on croit au Père Noël ; ni ceux qui prétendent vouloir cette souveraineté, mais ne dépassent jamais les beaux discours et les vieilles lunes franco-françaises. Et ni même ceux-là n’en veulent pas, pour qui la construction est avant tout un projet ancré dans la réalité du Monde, et donc un projet universaliste.
Ni les nationalistes
L’humanité fait face à une crise. Une crise de long-terme, qui s’étend sur plusieurs siècles, qui dépasse l’échelle de nos vies, et qui est par conséquent difficile à appréhender. Les multiples crises qui font l’actualité et qui constituent le seul horizon de nos générations pourraient en être vues comme des étapes ou des variations. Crises pétrolières, crise du socialisme, plusieurs crises de croissance de l’Internet, crises du terrorisme, crise financière, crise de l’euro, crise du changement climatique, crise du populisme illibéral… Cette crise à l’échelle de l’Histoire, c’est la révolution industrielle. C’est celle du changement radical que l’industrialisation a provoqué dans le rapport de l’Humain avec sa propre condition, dans le rapport entre l’Humain et la Cité (en particulier à travers l’urbanisation massive), et dans le rapport entre l’Humain et son environnement naturel. Parmi diverses tentatives, l’idée nationale a été une réponse durable et robuste aux questions existentielles et sociétales posées par cette crise. Elle a su adapter de façon cohérente l’ancienne appartenance tribale aux caractéristiques de ce nouveau contexte. Benedict Anderson a décrit la Nation comme une « communauté imaginaire », mais la tribu du néolithique l’était tout autant : au-delà de la famille, du cercle d’amis, du hameau ou du quartier, toute communauté est imaginaire.
« Personne ne s’est jamais assis au comptoir d’un bar pour discuter de l’avenir avec la France, la Corse, ou le Califat. »
Cependant la grande faiblesse de l’idée nationale est son irrationalité ; d’autant plus qu’elle s’inscrit dans ce contexte de la société industrielle, qui valorisa soudain le rationnel comme principe premier d’organisation et de légitimité. Personne ne s’est jamais assis au comptoir d’un bar pour discuter de l’avenir avec la France, la Corse, ou le Califat. Il y a autant d’idées de la France qu’il y a de personnes dans le Monde pour en imaginer une : pour certains, c’est la patrie de la laïcité et des « Droits de l’Homme » (tels qu’on les conçoit tous deux en France) ; pour d’autres, c’est un destin inévitable, prouvé par sa riche Histoire (écrite par les vainqueurs de chaque étape). Notre critique ne porte pas ici sur la pertinence de ce concept de la Nation, ou sur sa valeur. Il n’y a certes aucune raison d’être fier d’être Français (ou Chinois, ou Serbe, ou Américain, etc.), car on ne peut être fier que de ce qu’on a effectivement réalisé soi-même ; mais il y a clairement beaucoup de raisons d’en être heureux. La critique porte ici sur la violence, théorique et pratique, implicite et maintes fois réalisée, cette violence qui consiste à imposer l’idée nationale comme seul principe organisant la souveraineté. Le contre-argument pertinent qui émerge le plus souvent se résume à : « Mais les gens ont besoin de croire en la Nation, sinon la société s’écroule ! ». Les parents qui sont confrontés à l’inéluctable question : « Est-ce qu’il existe vraiment ce Père Noël ? » connaissent le dilemme. Briser ces rêves qui rendent l’hiver européen moins long, ou bien qui rendent moins pénibles les tensions de la vie en société ? Ou alors froidement mentir à ceux qui nous font confiance ? On laissera chacun juge pour leurs propres enfants, mais la crédibilité comme l’honnêteté intellectuelle sont indispensables à la légitimité vis à vis des citoyens. Tout sentiment d’appartenance nationale relève d’un mythe individuel, potentiellement riche et beau, respectable en tous cas, mais qui ne peut s’imposer aux autres.
« Dans une Union qui s’assumerait enfin post-nationale plutôt que structurée essentiellement autour de ses États-membres, l’harmonie est cependant possible »
Heureusement, un des attraits de l’Union européenne, c’est qu’elle est une chance formidable pour les nations de se libérer de cette contradiction. Elle leur permet d’exister même là où leurs aspirations irrationnelles sont objectivement incompatibles et conflictuelles. Une « Irlande » du Nord et un Royaume « Uni » ? Une « grande » Hongrie et une Roumanie stable ? Une « grande Serbie », et une « grande » Albanie, et encore une « grande » Bulgarie, etc. ? Une Macédoine slave et une Macédoine grecque ? Une Catalogne, une Écosse, une Lombardie, une Bavière, un Kurdistan, une Palestine, une Kabylie, etc. qui pourraient vivre enfin pleinement leurs identités distinctes, fascinantes, et légitimes ? Dans un monde encore régi par la souveraineté nationale, « le nationalisme, c’est la guerre » comme le pointait François Mitterrand tout en quittant la scène ; dans une Union qui s’assumerait enfin post-nationale plutôt que structurée essentiellement autour de ses États-membres, l’harmonie est cependant possible.
La séparation de l’Église et de l’État a profité à l’Église comme à l’État, car tous deux ont enfin pu se concentrer sur leurs véritables rôles et leurs responsabilités pertinentes ; de même, la séparation de la Nation et de l’État profitera à l’un comme à l’autre.
Ni les européistes
Est-ce que la « souveraineté européenne » serait alors une antithèse à l’impasse nationaliste ? L’idée est séduisante, car elle répond à la fois aux ratés de la mondialisation et à la résurgence de l’idée nationale comme des appartenances tribales. Une résurgence à laquelle on assiste actuellement, aussi bien aux niveaux des États constitués que de régions que les accidents de l’Histoire ont privées de cette souveraineté (ou même au niveau d’autres « communautés imaginaires », non géographiques). En fait, ce slogan de la « souveraineté européenne » reprend les mécanismes de l’idée nationale, mais en les remontant encore d’un cran. La tribu a été balayée par la révolution industrielle, alors qu’elle avait su vaillamment survivre au peu de permanence des empires. Et maintenant, la Nation est objectivement devenue anachronique, à l’heure de l’Internet, des flux financiers en temps réel, et des containers si efficients sur les cargos de la mondialisation. Mais existe-t-il une tribu européenne qui aurait suffisamment d’intérêts communs à défendre de façon souveraine ? Suffisamment d’intérêts en commun à défendre face aux « autres » peuples du Monde ?
Le problème essentiel avec ce rêve, c’est que ce projet de « souveraineté européenne » n’est pas crédible. On voit d’ailleurs de plus en plus que ce projet ne prend pas. Quand ça veut pas, ça veut pas. Cela ne prend évidemment pas en France, car malheureusement ces questions intéressent peu. De façon plus problématique, cela ne prend pas non plus dans le reste de l’Europe, dans les cercles de décision et d’opinion qui pourraient lui donner une véritable dynamique historique. Pourquoi est-ce que cela ne prend pas ? Pour commencer, on a quand même l’impression qu’il s’agit avant tout d’un positionnement électoral qui espère que l’élection présidentielle de 2022 se jouera entre M. Macron et Mme Le Pen. De plus, les dirigeants français actuels mènent en pratique une politique franco-française dès qu’ils se déplacent hors d’Europe. Et en parallèle, ils cherchent avant tout à promouvoir les « intérêts » français au sein des institutions européennes. Plus durablement, marteler ainsi les ressorts psychologiques de la souveraineté refait nécessairement émerger les mêmes fractures qui ont historiquement structuré l’Europe, c’est à dire ces fameux niveaux nationaux, qui justement paralysent l’Union.
Heureusement, il existe une solution pour résoudre cette tension entre modernité et identité, tout en avançant. Il s’agit tout simplement de faire émerger un véritable État européen. Un État qui serait souverain, autant qu’il pourra l’être de façon réaliste (car toute souveraineté à ses limites), et un État qui respecterait les principes de subsidiarité et de proportionnalité. Si on veut que cette mythique souveraineté soit effectivement populaire, et non aux mains de quelques « leaders » à la légitimité volatile, cet État devrait de plus être démocratique.
En fait, on voudrait bien de ce concept bancal de « souveraineté européenne », si il était combiné avec une exigence qui refuserait toute hypocrisie. Oui, nous voulons bien d’un État fédéral ; mais un État fédéral dans toutes ses facettes (et pas seulement au niveau des transferts fiscaux).
Ni les humanistes
Ayant considéré les impératifs tribaux millénaires, puis la réalité qu’il va bien falloir que tout le monde se fasse réélire en 2022 et en 2024, cédons un instant à cette tentation si française de considérer la situation de façon cartésienne. Le but de l’intégration européenne, telle qu’elle a été mise en place depuis plus de 60 ans avec succès, n’a jamais été de défendre les intérêts européens for the sake of it, mais plutôt d’enraciner certaines valeurs universelles dans l’espace européen. Droits humains, libertés (mouvement, commerce, etc.), droit humanitaire international, un ordre international reposant sur des règles et sur la coopération. La proposition de faire de l’Union européenne un acteur de puissance classique a, comme nous l’avons vu, certaines justifications. Mais elle impliquerait de jeter à la poubelle les institutions et les mécanismes existants, basés sur la construction patiente du consensus dans le cadre du respect scrupuleux de principes fondamentaux. Certes, le « saut fédéral » constituerait également un changement essentiel de nature par rapport à l’Union actuelle, mais, ayant été en fait préparé depuis longtemps, il pourrait s’effectuer facilement via quelques modifications, cruciales mais localisées. En revanche, l’émergence d’un « nouvel empire européen », comme le rêve le politicien conservateur Bruno Le Maire, et qui est de facto la proposition des autorités françaises actuelles, impliquerait de repenser de fond en comble toute l’architecture de l’intégration européenne. Il faudrait notamment qu’elle soit acceptée par les « petits » États-membres, qui seraient évidemment perdants dans cette logique. Ou bien qu’on se débarrasse de certains de ces « petits » pays, qui semblent toujours agacer les dirigeants français, au risque qu’ils se jettent ensuite dans les bras d’autres « empires ». Ce n’est tout simplement pas réaliste ; surtout quand on connaît le pouvoir de nuisance que chaque nation européenne est capable de vaillamment mettre en œuvre, quand elle se sent acculée.
On nous rétorquera (et on ne s’en prive pas) que croire en la pertinence d’une Union sui generis, basée sur des principes plutôt que sur les hasards des rapports de force, n’est rien d’autre que (horreur) de l’idéalisme. Ou même… du droitdelhommisme (quelle horreur, décidément). Pire, de la naïveté ; notamment en ce qui concerne la froide observation que le libre-échange, quand il est encadré par des règles justes, reste un formidable facteur de prospérité. C’est le débat éternel entre « réalistes » et « idéalistes », ou comme on aime à le nommer par chez nous, entre « néo-cons » et « vieux- ». Ou bien encore entre les « gaullo-mitterrandiens » et tous ceux qui sont déjà une fois sortis de l’Hexagone sans faire partie d’une délégation officielle. Cette critique d’une réflexion basée sur les Idées est légitime, alors que ceux qui remettent en cause l’humanisme ont le vent en poupe dans beaucoup de pays. Un compromis avec Viktor Orbán, qui prétend croire à « l’Europe chrétienne » comme on croit au Père Noël, a peut-être son efficacité tactique. Mais le problème avec une Europe régie par la souveraineté hobbesienne, le problème avec une Europe qui ne croirait plus sincèrement dans les valeurs qu’elle professe constitutionnellement (via les traités qui la fondent), c’est que cette grande et puissante Europe deviendrait mécaniquement cet empire oppressant que dénoncent… nos concitoyens nationalistes.
Heureusement (encore une fois ; solide ce bon vieux projet européen, n’est-ce pas ?), heureusement, une Europe fidèle à ses valeurs n’est pas condamnée à être le jouet impuissant de ceux qui oppressent les peuples. Il s’agit de patiemment commencer à construire une subsidiarité et une proportionnalité au niveau mondial. Construire un projet qui soit à l’échelle du Monde, afin de s’attaquer aux problèmes qui doivent évidemment être traités à ce niveau, en premier lieu l’urgence climatique. Oui, il faut rester fidèle à nos alliances et à la discipline du libre-échange ; mais avec comme critère incorruptible de les limiter aux pays qui partagent nos valeurs. Le Canada de M. Trudeau n’est pas européen, mais, au-delà des paillettes, on préfère quand notre Président et notre Commission s’accordent avec lui plutôt qu’avec d’autres incontestables Européens « de souche ». L’Inde, le Brésil, le Japon, sont de grandes démocraties qui se cherchent, d’élection en élection ; montrons à leurs électorats qu’il y aura une valeur ajoutée claire et nette à rester en phase avec nous. La Russie y viendra, espérons-le, quand le régime de M. Poutine et de ses successeurs s’écroulera sous le poids de ses contradictions et de ses mensonges criminels. Oui, tordons sans pitié le bras aux Chinois, mais pas parce qu’ils sont Chinois et que nous sommes Européens ; mais parce que les citoyens chinois sont sous l’emprise d’une dictature brutale, totalitaire, et structurellement hostile à tout ce que nous voulons pour l’avenir. Quant aux États-Unis, soyons réalistes, et rappelons leur qu’ils ont tout autant besoin de nous que nous avons besoin d’eux. Leur pragmatisme et nos racines communes finiront par nous réunir de nouveau ; a fortiori si nous leur prouvons que nous serions en mesure de nous passer d’eux.
« Toute souveraineté qui ne se placerait pas au niveau de l’humanité entière, toute souveraineté qui ne saurait pas être universelle, ne peut mener qu’à des conflits. »
La souveraineté comme la loyauté sont des concepts exclusifs. On ne peut être loyal qu’à une seule personne vivante en même temps. En effet, sinon comment pourrait-on rationnellement réconcilier leurs éventuelles exigences contradictoires ? C’est par exemple pour cette raison qu’on ne peut jamais exiger la loyauté d’un chrétien, celle-ci étant déjà acquise. De même, toute souveraineté qui ne se placerait pas au niveau de l’humanité entière, toute souveraineté qui ne saurait pas être universelle, ne peut mener qu’à des conflits.
L’Europe a besoin d’une pensée, plus que d’un slogan
Peut-être que certains veulent sincèrement cette « souveraineté européenne ». Peut-être… Il y a un sens à vouloir y croire, car, de même que pour l’idée nationale, on peut mettre tout ce qu’on veut dans ce slogan hors-sol, paresseux, et donc dans l’air du temps. J’ai pris le parti de m’en amuser ici, mais la motivation de cette tribune est avant tout de pointer les dangers qu’il y a à jeter le bébé de la patiente construction européenne avec l’eau du bain de la constante frénésie électoraliste française. Il me semble que l’incohérence irresponsable du populisme progressiste n’est rien d’autre que le pendant de la stagnation moisie du populisme conservateur.
Pensons plutôt. Pensons avec les autres Européens, pensons avec nos sœurs et frères humains, pensons des solutions démocrates : c’est à dire des solutions humanistes, pragmatiques, et fédéralistes.
Crédits photographiques (Conseil européen à Bruxelles le 20 février 2020) : Union européenne
Mathieu Baudier
Mathieu BAUDIER, cofondateur du Cercle Agénor, est ingénieur indépendant à Berlin. Diplômé de l'École Centrale Paris (option Mathématiques Appliquées, 2001) et de l'Académie Diplomatique de Vienne (MAIS, 2009). Ancien membre du Comité Scientifique de l'Institut des Démocrates Européens. Ses sujets de recherche et d'expérimentation sont le logiciel libre, les systèmes dynamiques complexes, et les conflits inter-communautaires dans le voisinage oriental de l'Europe.
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