Quand il a lancé la Communauté du Charbon et de l’Acier en 1950, Robert Schuman n’a pas choisi l’intitulé par hasard : le concept de « communauté » était au cœur de la philosophie personnaliste que les fondateurs de l’Europe unie ont voulu traduire en un projet politique concret. Ce mot a défini le projet d’intégration jusqu’en 1992, quand le Traité de Maastricht a introduit le nom d’Union Européenne. Avec le Traité de Lisbonne, les « communautés » ont cessé définitivement d’exister, et avec le mot l’Europe risque de perdre aussi son inspiration originelle.
La déclaration du 9 mai était révolutionnaire car elle a introduit l’idée nouvelle d’une souveraineté partagée, inexistante et impensable pendant des siècles de politique européenne enracinée dans l’équilibre des forces. Elle a proposé une union sans cesse plus étroite qui devait aboutir à une fédération. Mais cette fédération devait se bâtir sur une solidarité de fait. Or, comment créer de la solidarité entre les États et les peuples d’Europe étant données leur diversité et leur longue histoire de conflits ? Seulement en réussissant à créer un sentiment d’appartenance à une communauté de destin.
Aujourd’hui, le choc sanitaire, économique et social provoqué par le COVID est la dernière crise qui vient s’ajouter aux crises des migrations, de la globalisation, du changement climatique et de l’affaiblissement des institutions multilatérales. Il est donc plus urgent que jamais d’actualiser une vision permettant de bâtir une vraie solidarité entre les Européens et de faire face aux défis partagés.
On ne peut certes pas revenir en arrière. Mais, aussi incroyable que cela puisse paraître, les philosophes personnalistes et les Pères fondateurs des institutions ont déjà réfléchi sur les grandes questions qui nous préoccupent aujourd’hui, par exemple sur la dichotomie entre le progrès technologique et le progrès humain; sur la liberté de conscience et le respect de la diversité; sur le danger des populismes et de l’intolérance; sur la participation de la société civile et des acteurs intermédiaires entre le citoyen et l’État ; et surtout sur une conception plus actualisée et réaliste de la souveraineté dans un contexte globalisé. Et ils ont trouvé la « communauté » comme solution.
La culture personnaliste comme réponse à une crise civilisationnelle
Dans les années 1930, il y avait en Europe un sentiment généralisé de déclin civilisationnel, comme annoncé en 1918 par le livre d’Oswald Spengler « Le Déclin de l’Occident » (Der Untergang des Abendlandes). À l’époque, l’Occident s’identifiait avec l’ancienne chrétienté, tandis que le terme “Europe” était associé à la sécularisation. En 1926, un influent journal catholique allemand publiait l’article signé par Albert Lotz « L’Europe ou l’Occident » (Europa oder Abendland) marquant une sorte de dichotomie infranchissable entre l’Europe qui apparaissait comme une société déterminée par les intérêts politiques et économiques (Gesellschaft) et l’Occident perçu comme une communauté qui partage la foi et les valeurs (Gemeinschaft).
Les penseurs personnalistes ont réagi contre cette opposition. Un groupe de jeunes intellectuels, surnommés les « non-conformistes », s’est constitué en France1. En 1929, les philosophes Marc Alexandre et Denis de Rougemont ont créé Le Club du Moulin Vert, un groupe réfléchissant à une résolution de cette crise de civilisation. Autour de ce cercle des publications ont été lancées, comme Ordre Nouveau, fondée par Robert Aron, et Esprit, fondée par Emmanuel Mounier. C’est dans les pages de ces journaux que le courant personnaliste, plus engagé dans la société, s’est développé et répandu. Bien avant le Concile Vatican II, il a rendu les valeurs chrétiennes compatibles avec la liberté de conscience et la démocratie plurielle. Le succès des communautés européennes a été le résultat de cette convergence de l’Europe des Lumières et du nouveau concept de « chrétienté profane2 ».
Henri Brugmans (Hendrik Brugmans, en néerlandais), un des philosophes les plus reconnus de ce courant, définit le personnalisme comme un mouvement de membres divers qui critiquent l’individualisme libéral héritier du jacobinisme, parce qu’il atomise la société et conduit à un État absolu3. L’État ainsi conçu absorbe les communautés intermédiaires. Les nonconformistes appellent à une révolution communautaire contre le libéralisme radical et contre la collectivisation prônée par le socialisme. La « communauté » porte attention à l’absolue dignité et originalité de chaque être humain. L’homme n’est pas un individu mais une personne, liée à ses semblables par une commune responsabilité. L’Italien Giancarlo Galeazzi explique qu’il faut démythifier l’État comme subjectivité totalisante, rompre la confusion de l’espace public-politique et de l’État, et laisser la place à la participation4.
« La « communauté » porte attention à l’absolue dignité et originalité de chaque être humain. L’homme n’est pas un individu mais une personne, liée à ses semblables par une commune responsabilité. »
Après la Deuxième Guerre mondiale, les questions de l’unité et de la paix sont devenues plus brûlantes. La première grande réunion des « européistes » s’est tenue pendant trois jours à La Haye en 1948, sur proposition de Winston Churchill. Plus de 800 participants étaient présents, politiciens, écrivains, journalistes, représentants de l’Église et de la société civile. Parmi eux, des personnalistes qui se battaient pour une fédération européenne : Denis de Rougemont, Henri Brugmans et Alexandre Marc5. Pendant les débats, deux visions pour l’intégration se sont distinguées : une traditionnelle, basée sur la coopération entre les États, et une autre fédéraliste. Les trois commissions – politique, économique et sociale, et culturelle – ont rédigé d’ambitieuses déclarations, mais, un an après, le résultat concret est décevant : le Conseil de l’Europe a émergé comme une organisation intergouvernementale basée sur le droit international.
L’influence personnaliste sur les Pères des Communautés européennes
Pendant la Deuxième Guerre mondiale, les idées personnalistes et fédéralistes se sont répandues dans l’exil et la résistance. Les dirigeants démocrates-chrétiens organisaient depuis quelques années des réunions sécrètes où ils discutaient de différents projets d’intégration6. La philosophie de Jacques Maritain a aussi exercé une profonde influence sur leurs partis après la guerre. En Italie, même le courant du Partido Democratico dirigé par Giusseppe Dossetti avait comme slogan « Humanisme Intégral !7 ». C’est pourquoi un bon nombre d’intellectuels et de politiciens ne pouvaient pas accepter la timidité du Conseil de l’Europe. À l’invitation révolutionnaire adressée par Schuman à l’Allemagne le 9 mai ont adhéré les pays où le personnalisme était très vivant : la Belgique, les Pays Bas, le Luxembourg et l’Italie.
Par leur propre histoire personnelle, les Pères fondateurs des communautés européennes ont bien compris la nécessité de changer le concept de souveraineté. Robert Schuman, Alcide De Gasperi et Konrad Adenauer sont nés dans des régions frontalières, tandis que Paul-Henri Spaak et Joseph Bech, belge et luxembourgeois, étaient déjà engagés dans l’intégration du Benelux avant 1950. Jean Monnet en était pleinement conscient aussi, après son expérience du blocage qu’impliquait le droit de véto à la Société de Nations.
Giuseppe Campanini considère qu’il y a eu une influence explicite du personnalisme sur quelques dirigeants, surtout les démocrate-chrétiens, mais aussi une influence culturelle implicite sur toute une génération8. L’influence la plus directe est celle exercée sur le Français Robert Schuman et l’Italien Alcide De Gasperi.
Schuman a lu les philosophes précurseurs du personnalisme, comme Henri Bergson et Maurice Blondel – en particulier sa philosophie de l’action, contraire au concept déterministe du progrès technique. Schuman appréciait la philosophie néo-thomiste de Maritain, le seul auteur qu’il mentionne dans son livre « Pour l’Europe ». Il admirait aussi Romano Guardini et Henri Brugmans, qu’il connaissait personnellement. Il a d’ailleurs eu l’opportunité de discuter avec Maritain et Guardini à l’occasion de retraites au monastère bénédictin Maria Laach9. De Gasperi était aussi ami et admirateur de Maritain, ainsi que du politicien et intellectuel personnaliste italien Giorgio La Pira. En Allemagne, Romano Guardini a sans doute eu un impact culturel sur les catholiques allemands, même si le chancelier Konrad Adenauer a moins subi son influence à titre personnel.
L’autre source d’inspiration importante pour Schuman, Adenauer et De Gasperi est la doctrine sociale de l’Eglise catholique. Dans leur jeunesse, ils n’ont pas seulement lu les encycliques pontificales de Léon XIII mais se sont activement engagés dans des associations, des œuvres sociales. Les principes de la doctrine sociale de l’Église coïncident largement avec le personnalisme dans le concept de personne, la dignité humaine, la participation et la subsidiarité. Les traités communautaires ont d’ailleurs adopté la subsidiarité comme principe fondamental.
Quant à Jean Monnet, qui n’était pas politicien ni démocrate-chrétien, il a été exposé au personnalisme d’abord dans les années 1940 quand il habitait aux États-Unis. Il a connu personnellement Maritain et De Rougemont, entre autres intellectuels. Après son retour en France, quand il est devenu chef du Plan de modernisation, il a formé une équipe de jeunes clairement personnalistes. La plupart avait travaillé auparavant avec l’économiste personnaliste François Perroux : Pierre Uri, Jacques-René Rabier, et Jean Vergeot. Un autre membre, qui a suggéré l’adjectif « supranationale » pour la communauté naissante, était le lorrain Paul Reuter, également personnaliste10.
Robert Schuman exprime de la manière suivante la raison pour laquelle lui-même, Monnet et leurs équipes ont décidé d’appeler le projet « communauté » :
« L’idée de communauté est devenue pour nos contemporains une notion courante […]. Elle suppose d’abord le libre choix, la libre adhésion des communautés participantes. La contrainte, quelle qu’elle soit, est exclue par définition. En outre, la communauté propose à chaque partenaire un même objectif, que la philosophie de Saint Thomas a appelé le bien commun. Elle se situe en dehors de toute finalité égoïste. Le bien de chacun est le bien de tous et réciproquement. »11
Même le socialiste et athée Paul-Henri Spaak a fréquenté dans sa jeunesse des cercles personnalistes. Dans les années 1930, il a participé aux réunions du mouvement belge Avant-Garde avec de jeunes catholiques, dont le démocrate-chrétien Paul Van Zeeland, qu’il a accompagné au gouvernement en 193512. Depuis leur domicile bruxellois, Edouard et Lucienne Didier, soutiens du mouvement européen Jeune Europe, accueillaient les soirées consacrées aux « États-Unis d’Europe ». Emmanuel Mounier y était invité ponctuellement depuis Paris avant qu’il ne s’installe lui-même dans la capitale belge13.
Le personnalisme dans l’évolution des institutions
Le développement historique de l’Europe communautaire s’est déroulé à travers trois piliers : les institutions, la Cour de Justice et les dirigeants. La première communauté, la CECA, a établi la « méthode communautaire » d’intégration, avec une institution clé, la Haute Autorité, chargée de trouver l’intérêt commun – équivalent laïque du bien commun de St. Thomas –, et la primauté du droit communautaire sur le droit national.
Cet équilibre institutionnel correspond à l’idée communautaire d’une fédération, qui n’est pas conçue comme un super-État, mais comme quelque chose d’original, « sui generis », avec un nouveau concept de souveraineté partagée aux différents niveaux. Avec la subsidiarité et la participation, la « sacralité omnipotente » de l’État est rompue. Il s’agit d’adopter les décisions politiques aux niveaux infra-national et supra-national, mais aussi trans-national pour la prise en commun de décisions et la coopération entre régions frontalières.
La Cour de Justice a contribué à une croissance personnaliste des communautés en interprétant le droit communautaire de façon dynamique, toujours inspirée par des principes et des objectifs plus nobles que les seuls enjeux économiques et matériels. Elle a toujours assumé le cœur supranational du projet et placé l’objectif d’ « une union plus étroite », déclaré dans le préambule des traités, en moteur de ses travaux. La Cour a toujours considéré la valeur de la personne, la solidarité, la liberté, le pluralisme comme ses principes, et même adopté un langage personnaliste en parlant de « droits de la personne » plutôt que de droits de l’homme. L’Europe, aux yeux de la Cour de Justice, est une question morale14.
A travers les années, même si la culture personnaliste s’est affaiblie en Europe, les dirigeants européens ont retenu cet héritage. Jacques Delors est celui qui l’a le plus clairement incarné, mais Jacques Santer, Jean-Claude Juncker et Herman Van Rompuy se sont aussi présentés comme personnalistes lors d’entretiens journalistiques et ont cité des philosophes personnalistes dans leurs discours. Aujourd’hui, le président du Parlement européen, David Sassoli, partage aussi la pensée personnaliste et se considère comme un disciple de Giorgio La Pira.
Malheureusement, cette philosophie est devenue résiduelle en Europe et n’est même pas enseignée dans les écoles de politique européenne. Cependant, face aux défis actuels, cette pensée actualisée pourrait fournir des réponses adéquates. Alors que les institutions européennes préparent une grande Conférence sur l’Avenir de l’Europe, qui devra s’étaler sur deux ans, nous avons encore une opportunité de récupérer le mot « communauté » et ainsi l’esprit communautaire, qui s’est lui aussi affaibli ces dernières années. L’intention des institutions est de faire participer les citoyens et la société civile à cette réflexion. C’est une opportunité de réveiller et d’agiter les consciences européennes, parfois sclérosées par la bureaucratie et l’inertie. C’est le moment aussi de retrouver les racines personnalistes communes entre les six pays fondateurs et les autres 21 pays membres. Ce serait une façon de surmonter les divisions entre nord et sud, est et ouest, entre les anciens et les nouveaux, et de trouver les bases communes pour construire une communauté dont tous les membres se sentent partenaires à égalité.
Même si nous n’arrivons pas à récupérer le mot « communauté » pour le projet, il y a là une occasion d’ouvrir un débat dans l’opinion publique, de rappeler la vision originelle et de trouver le moyen de raviver la solidarité en Europe.
Crédits photographiques (Robert Schuman, le 20 juin 1950 à Paris, lors des négociations intergouvernementales sur la mise en œuvre du Plan Schuman) : EC – Audiovisual Service
Victoria Martín de la Torre
Victoria MARTÍN DE LA TORRE est journaliste et chercheuse spécialisée en affaires européennes. Attachée de presse du Groupe des Socialistes et Démocrates (S&D) au Parlement Européen depuis 2008, après avoir travaillé pour l’hebdomadaire espagnol Tiempo entre 1996 et 2008, elle est aussi fondatrice et présidente de l’ONG espagnole pour le dialogue interculturel et interreligieux Foro Abraham. Candidate au doctorat à l’Istituto Universitario Sophia, en Italie, elle est titulaire de deux Masters, l’un de Columbia University avec une bourse d’études Fulbright (journalisme, 1999) et l’autre du Collège d’Europe (politique européenne, 2003). Victoria est l’auteur du livre Europe, a leap into the unknown (Ed. Peter Lang, 2014), paru en français en avril 2021 sous le titre L’Europe, un saut dans l’inconnu, aux Editions L’Harmattan.
Notes
- Jean-Louis Loubet Del Bayle, Les non-conformistes des années 30, Seuil, 1969
- Philippe Chenaux, De la chrétienté à l’Europe: Les catholiques et l’idée européenne au XXe siècle, Tours, CLD Éd., 2007
- Henri Brugmans, L’ Idée Européenne 1918-1965, Bruges, Collège d’Europe, 1966
- Giancarlo Galeazzi, « L’idea europea nella cultura personalista: il contributo di J. Maritain », dans le livre de Roberto Papini, L’apporto del personalismo alla costruzione dell’Europa, Milan, Massimo, 1981, pp. 126-128, p. 71
- J.M Giueu et C. Le Dréau, Le « Congrès de l’Europe » à la Haye (1948-2008), Bruxelles, New York, P.I.E. Peter Lang, Series: Euroclio., Etudes et documents, n°49, 2009
- Michael Gehler et Wolfram Kaiser, « Transnationalism and Early European Integration: The Nouvelles Equipes Internationales and the Geneva Circle 1947-1957 », The Historical Journal, vol. 44, n°3, 2001, pp. 773–798
- Philippe Cheneaux, « Humanisme intégral » : 1936 : de Jacques Maritain, Paris, Cerf, 2006
- Giuseppe Campanini, « La cultura personalista dei protagonisti dell’integrazione europea: De Gasperi, Adenauer e Schuman », dans L’apporto del personalismo alla costruzione dell’Europa, Milan: Massimo, 1981, pp. 126-128
- Margriette Krijtenburg, Schuman’s Europe. His frame of reference, Leiden University Press, 2012
- Éric Roussel, Jean Monnet, Paris, Fayard, 1996, pp. 378 et 446
- François Roth, Robert Schuman. Du Lorrain des frontières au père de l’Europe, Fayard, 2008, p. 536
- Michel Dumoulin, Spaak, Ed. Racine, 1999, p. 59
- John Hellman, Communitarian Third Way: Alexandre Marc and Ordre Nouveau, 1930-2000, Québec, McGill-Queen’s Press, 2002, p. 132
- Gianfranco Martini a analysé cette influence dans « I tratatti communitari e la giurisprudenza della Corte del
Lussemburgo », dans Roberto Papini, op.cit., pp. 185-205. Le juge Robert Lecourt a écrit L’Europe des juges (Bruxelles :
Bruylant 1976) à propos de l’inspiration personnaliste de la Cour de Justice.