« Ce n’est pas que je récuse l’État, ni l’ordre contractuel d’une société avec ses cadres et ses mécanismes. Je demande seulement qu’il corresponde aux réalités et qu’il les serve au lieu de prétendre à les régir en souverain. Je demande la division du phénomène État en
autant de foyers et sa répartition en autant de niveaux qu’il y a de fonctions diverses dans l’humanité et d’ordre de grandeur dans nos projets1 ». Voici exposées en quelques termes la théorie fédéraliste de Denis de Rougemont et notamment sa critique de l’État-nation. Nous proposons un petit voyage dans la pensée, parfois difficile, de l’intellectuel suisse de l’Europe.
L’action des Pères de l’Europe comme Alcide de Gasperi, Konrad Adenauer, Altiero Spinelli ou encore Robert Schuman est bien connue, notamment dans une certaine hagiographie européenne, mais qu’en est-il de l’écrivain suisse Denis de Rougemont (1906-1985) qui ne figure usuellement pas dans ce panthéon ? Nous proposons ici d’introduire quelques éléments de son parcours, de sa pensée notamment dans son texte L’attitude fédéraliste, et de son action européenne, espérant ainsi rendre honneur au penseur de Couvet.
Né au début du siècle passé dans le Val de Travers en Suisse, il s’installe à Paris après une licence en lettres de l’Université de Neuchâtel et un voyage en Europe centrale2. Il y dirigera une petite maison d’édition protestante « Je sers » dès 1930. Denis de Rougemont est en effet fils de pasteur réformé et le calvinisme inspirera durablement sa pensée notamment par son renouveau proposé par le théologien suisse Karl Barth (qui s’opposait à la théologie libérale protestante alors hégémonique). A Paris, De Rougemont fait rapidement partie de ce qu’on a appelé les intellectuels non-conformistes des années 1930. Sans rentrer dans des querelles historiographiques, on peut dire que la pensée personnaliste développée par ce mouvement fut le point de ralliement d’intellectuels français face aux défis d’une époque charnière et qui regroupait alors Ordre nouveau, aux côtés des maurrassiens de la Jeune droite et des philocommunistes d’Esprit3.
Homme de réseau, il rencontre le penseur Alexandre Marc (1904-2000), fondateur de la revue Ordre Nouveau (1933). Denis de Rougemont aurait alors été convaincu par la formule d’Alexandre Marc : « Ni individualistes, ni collectivistes, nous sommes personnalistes4 ».
L’écrivain apporte sa contribution à la revue en partant, comme son ami Alexandre Marc, de Proudhon. Ce n’est que dans une société politique constituée de petites associations, des communes, que la personne humaine peut s’épanouir. De Rougemont y ajoute la notion chrétienne de vocation, liant la personne à son prochain et s’opposant à la conception libérale de l’individu. Ces penseurs non conformistes se qualifient alors de fédéralistes comme le précise l’historien des idées Jean-Louis Loubet del Bayle : « Cette révolution personnaliste débouchait sur une conception que l’on peut qualifier de « fédéraliste » de l’organisation sociale et politique, une conception caractérisée par une très grande méfiance à l’égard des tendances étatistes des sociétés modernes et par la préoccupation de donner un rôle plus important aux corps intermédiaires, aux formes d’organisation sociale spontanées qui s’intercalent entre les individus et l’État, que leurs bases soient territoriale (commune, région) ou fonctionnelle (entreprise, profession)5 ». Pour Ordre Nouveau, ce fédéralisme d’inspiration anarchiste devrait se construire de bas en haut et déboucher sur une Europe fédérale s’opposant à l’État-nation. Ce fédéralisme « intégral » s’opposera sur la méthode à un fédéralisme plus hamiltonien, défendu par Altiero Spinelli dans le Manifeste de Ventotene (1941) et se basant, lui, sur l’expérience des États-Unis.
Revenons à Denis de Rougemont, qui, après une période de chômage6 et un séjour en Allemagne (qui l’amène à voir le national-socialisme comme la suite logique du concept d’État-nation), publie son grand essai L’Amour et l’Occident (1938) où il oppose l’amour chrétien Agapè à l’amour passion Eros, menant au nationalisme. Exilé aux États-Unis durant la Deuxième Guerre mondiale, il revient en Europe en 1947. C’est là que son fédéralisme devient mesurable en termes d’action européenne. Invité par Alexandre Marc au congrès de l’Union des fédéralistes européens à Montreux, fin août 1947, il prononce un discours posant des jalons importants pour le fédéralisme personnaliste européen.
« La fédération devrait se former par le bas et non par l’action des gouvernements, de proche en proche par le moyen des personnes et des groupes »
L’attitude fédéraliste est le titre de la conférence. Il tire cinq leçons de sa lecture de l’histoire politique suisse qui serait un modèle à suivre. Le premier principe d’une fédération est qu’aucune de ses entités ne peut imposer une hégémonie organisatrice, une primauté, aux autres. Le deuxième principe est qu’il faut renoncer à tout esprit de système, fédérer c’est arranger ensemble. Le troisième stipule que le fédéralisme ne connait pas de problème des minorités car il les protège. Quatrième principe, le fédéralisme protège les qualités propres de chacune de ses entités fédérées. Le cinquième affirme l’amour de la complexité et non le simplisme brutal des sociétés totalitaires. Enfin, la fédération devrait se former par le bas et non par l’action des gouvernements, de proche en proche par le moyen des personnes et des groupes7. On a donc bien ici son principal postulat, celui de la construction d’une Europe par le bas et non pas par l’intergouvernementalisme (néoréalisme) ou par des experts (néofonctionnalisme).
De Rougemont continuera son combat européen les années suivantes. Citons pêle-mêle et sans exhaustivité son engagement comme rapporteur du Congrès de la Haye en mai 1948, congrès qui débouchera sur le Conseil de l’Europe. Il travaillera les années suivantes à créer le Centre européen de la culture dont le siège sera à Genève, le Conseil européen pour la recherche nucléaire (CERN) puis l’Association des instituts d’études européennes, et l’Association européenne des festivals de musique8. Il fondera également un Institut universitaire d’études européennes à l’Université de Genève en 1963. Son travail intellectuel se caractérisera, lui, par des thèmes comme le dialogue des cultures, l’écologie ou encore la défense de l’Europe des régions9. La région est alors comprise comme le niveau idéal pour construire l’Europe, l’État-nation étant à la fois « trop grand et trop petit » pour certaines tâches, seule la région, dans une Europe fédérale, aurait un poids idéal. Il travaillera également beaucoup l’histoire de la culture européenne10 dont l’existence ne fait aucun doute pour lui : « Les sources de la culture européenne sont très différenciées et nombreuses, la source grecque en formant une partie, confluant avec la source romaine, la source juive ou hébraïque, la source chrétienne, les sources celtiques et germaniques, des influences arabes et plus tard slaves… Cela fait un joli paquet de contradictions et d’éléments qui ne sont pas près de s’harmoniser, mais qui font la richesse et les tensions intérieures de l’Europe »11. Ces tensions ne pourraient donc trouver une réponse que dans la fédération européenne.
Ces quelques éléments d’introduction à sa pensée et son action posés, que pouvons-nous en retenir pour notre époque ?
L’intégration européenne ne peut se baser uniquement sur le primat de l’économique mais doit tenir compte de la personne, une notion qui s’inscrit en opposition à l’individu libéral, « abstrait » car sans attache. La personne « se définit comme une réalité paradoxale, toujours. (…) Elle est à la fois libre et responsable ; elle est à la fois autonome et participante ; (…) elle est définie par sa vocation unique, mais cette vocation lui donne une fonction dans la communauté »12. Dans une période historique marquée par l’hédonisme et les combats pour toujours plus de droits individuels, nos dirigeants devraient garder en tête la dimension communautaire de la pensée personnaliste, qui donne des clés pour faire Cité. Enfin, il convient de rappeler l’importance de la culture européenne à un moment où certains intellectuels combattent l’idée même d’identité. Pour Denis de Rougemont, la culture est primordiale pour l’intégration européenne : « Le fondement culturel (…) me paraît tout à fait essentiel pour définir, par exemple, la possibilité d’une fédération européenne. On ne peut penser à une fédération, à une union des Européens que parce qu’il y a une unité de base, qui est une unité culturelle sur laquelle on peut bâtir une union, librement constituée »13. Nos dirigeants gagneraient à davantage réfléchir aux mythes qui unissent les Européens, plutôt que, pour certains d’entre eux, les combattre14.
Crédits photographiques : Erling Mandelmann / photo©ErlingMandelmann.ch / CC BY-SA 3.0
Blaise Fontanellaz
Blaise FONTANELLAZ est docteur en science politique de l'Université de Genève. Il a été assistant d'enseignement et de recherche au Global Studies Institute (anciennement Institut européen) de l'Université de Genève puis chercheur postdoctoral dans cette même institution. Il a notamment publié Entre Sonderfall et intégration, les partis politiques suisses à l’épreuve de l’Europe (1989-2014), Louvain-la-Neuve/Academia, L’Harmattan, 2019, et avec François Saint-Ouen, Suisse-Union européenne, les débats autour de l’accord institutionnel, Université de Genève, Publications du Centre de compétences Dusan Sidjanski en études européennes, 2019.
Notes
- Denis de Rougemont, Lettre ouverte aux Européens, Paris, Albin Michel, 1970, pp. 186-187. A noter, une grande partie de l’œuvre de Denis de Rougemont a fait l’objet d’une édition numérique et scientifique réalisée par le Global Studies Institute de l’Université de Genève, accessible ici : https://www.unige.ch/rougemont/
- Il retirera de ces voyages un récit Le paysan du Danube en 1932.
- Selon la typologie de Jean-Louis Loubet del Bayle, « Le mouvement personnaliste français des années 1930 et sa postérité », Politique et Sociétés, vol. 17, numéro 1-2, 1998, pp. 219-237
- François Saint-Ouen, Les grandes figures de la construction européenne, Genève, Georg, 1977, pp. 236-237
- Jean-Louis Loubet del Bayle, « Le mouvement personnaliste français des années 1930 et sa postérité », op. cit., p. 229
- Denis de Rougemont, Journal d’un intellectuel en Chômage, Paris, Albin Michel, 1937
- Pour le texte complet se référer à Patrice Rolland, L’unité politique de l’Europe, histoire d’une idée : les grands textes,
Bruxelles, Bruylant, 2000 - Pour le détail de ces actions voir Nicolas Stenger, Denis de Rougemont, les intellectuels et l’Europe au XXe siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015, pp. 195-215
- Denis de Rougemont, L’Un et le Divers, Neuchâtel, La Baconnière, 1970
- Denis de Rougemont, Vingt-huit Siècles d’Europe, Paris, Payot, 1961
- Denis de Rougemont, Inédits, Neuchâtel, La Baconnière, 1988, p. 63
- Denis de Rougemont, Inédits, Neuchâtel, La Baconnière, 1988, p. 167
- Denis de Rougemont, Inédits, Neuchâtel, La Baconnière, 1988, p. 64
- Voir notamment Daniel Cohn-Bendit, Guy Verhofstadt, Debout l’Europe, Arles, Actes Sud, 2012. Les auteurs refusent toute idée de mythe européen.