Propos recueillis le 2 juillet 2022, dans le cadre du cycle de réflexion du Cercle Agénor sur la géo-politique des frontières européennes, et reproduits dans le numéro de mai 2023 de la revue du Cercle.
Dans le débat sur l’enjeu frontalier en Europe, l’espace oriental, de la Mer Baltique à la Mer Noire, tient aujourd’hui une place de choix. L’invasion russe de l’Ukraine a remis en lumière sa dimension éminemment géopolitique. Pour y réfléchir, nous avons sollicité deux spécialistes, familiers de ce terrain et aux expériences et compétences complémentaires. Ils nous dressent le portrait d’un espace divers, conflictuel et en recomposition, marqué par l’emprise soviétique et l’impérialisme russe et attiré vers l’Union européenne. Un espace frontalier par excellence, où se joue le destin de nombreux Etats mais aussi de l’Union européenne dont l’élargissement à l’Est a été ces trois dernières décennies un moteur fondamental.
Pascal Orcier est professeur agrégé et docteur en géographie, enseignant en classes européennes au lycée Beaussier de la Seyne sur Mer (Var). Spécialiste des pays baltes, sur lesquels portait sa thèse de doctorat, il a été assistant culturel à l’ambassade de France en Lettonie. Cartographe, il est l’auteur ou le co-auteur de plusieurs atlas dont La Lettonie en Europe. Atlas de la Lettonie, (Zvaigzne ABC, Riga, 2005).
Mihai Sebe est cofondateur et Vice-Président du Cercle Agénor. Docteur en sciences politiques de l’Université de Bucarest, Roumanie, il s’intéresse aux affaires européennes et à la manière dont elles s’insèrent dans la politique nationale ainsi qu’à l’impact des nouvelles technologies dans la vie politique.
Marie-Sixte Imbert (MSI) : En 2004 et 2007, l’UE a connu deux élargissements successifs vers des Etats anciennement membres de l’Union soviétique. Quel a été l’impact de ces élargissements sur les duels anciens entre ces anciennes Républiques socialistes soviétiques (RSS) et la Russie voire entre ces anciennes RSS elles-mêmes ?
Pascal Orcier (PO) : Derrière ces élargissements, il y avait d’une part une demande des Etats candidats à la fois de sécurité et de démocratisation et d’autre part le sentiment d’une réparation d’une injustice historique. En Lettonie par exemple on entendait un discours qui regrettait la coupure des relations traditionnelles du pays avec le reste de l’Europe. La thématique associée à l’élargissement des années 1990 et 2000 était ainsi celle du retour à l’Europe, au sens de l’Europe de la démocratie, du libre-échange, des idées et des circulations. On était en effet jusque-là sur un espace dans lequel les circulations étaient restreintes, contraintes. Les frontières étaient gardées par l’armée et les passeports exceptionnellement accordés. Rejoindre l’espace européen c’était accéder à un espace de libre circulation (des biens, des marchandises, des capitaux et surtout des personnes : « les quatre libertés »). Suite à l’élargissement, on a vu les flux se redéployer vers l’ouest et se démultiplier ce qui a impliqué de moderniser les infrastructures. Ce processus est d’ailleurs toujours en cours : cette partie du continent concentre les plus vastes chantiers de construction ou d’amélioration des réseaux routiers, ferroviaires et aériens. Il y a évidemment des enjeux, des calendriers et des priorités différenciés d’un pays à l’autre, ce qui peut expliquer les décalages dans le rapprochement qu’on a pu observer entre les Etats concernés. Dans le cas des pays baltes, il s’agissait par exemple d’obtenir dès que possible le « pack » complet, c’est-à-dire l’adhésion à l’UE, à l’OTAN, à l’euro et l’intégration dans Schengen, quand d’autres, comme la République tchèque, demandaient des concessions ou des dérogations, à l’image du Danemark.
Mihai Sebe (MS) : La « frontière orientale » est un espace fluide du point de vue politique comme géopolitique. Il s’agit d’une sous-région qui a été plus ou moins construite politiquement. Jusqu’en 1990, parler de « l’Europe orientale » c’était parler des pays du Bloc soviétique. Ensuite, dans les années 1990 on est passé à la rhétorique de « l’Europe centrale et orientale » qui incluait ces anciens pays soviétiques mais pas seulement. Désormais on parle de l’Europe orientale pour désigner les pays du voisinage oriental de l’Union européenne. On parle parfois dans la littérature scientifique de la « Nouvelle Europe orientale », c’est-à-dire les membres du Partenariat oriental lancé en 2009. En somme, l’Europe orientale est une construction idéologique et symbolique plutôt qu’une réalité géographique. La question de l’identité culturelle de cette région a été posée. Cette région appartient-elle à la grande culture européenne ? En est-elle une variante ? Tout cela a des implications sur la façon dont on interprète ce qu’est la « frontière orientale ».
Il faut aussi insister sur le caractère transactionnel de cette région. Depuis son entrée dans l’histoire, l’Europe orientale a été l’objet de sphères d’influence et de conflits irrésolus. On peut dater cette entrée de la région dans l’histoire politique de l’Europe de la Guerre de Crimée, au XIXe siècle. La formation de la Roumanie est par exemple plus ou moins une conséquence de ce conflit. L’une des racines de la Première Guerre mondiale est un conflit entre l’Autriche-Hongrie et l’Empire tzariste sur le contrôle de cette région et de l’Empire ottoman. Contrairement à l’Europe de l’Ouest, la Seconde Guerre mondiale n’a ensuite pas vraiment été conclue par une solution aux conflits d’Europe orientale. L’ascension du communisme et de l’Union soviétique a largement gelé les tensions ethniques et politiques de la région. Le débat actif pendant l’Entre-deux-guerres sur ce que signifiait être Roumain, Hongrois ou Polonais a été mis de côté. Avec l’effondrement de l’URSS on a assisté au resurgissement de ces tensions anciennes qui n’avaient pas été réglées mais seulement gelées.
Aujourd’hui, en raison de cette fluidité de la frontière orientale, chacun des Etats de cet espace perçoit différemment son appartenance à l’Europe. Par exemple, en Roumanie, on s’attache de plus en plus au concept de l’Europe du Sud-Est ou de l’Europe centrale, pour reléguer l’Europe orientale au seul Partenariat oriental de l’UE.
MSI : Comment est perçu et vécu cet espace frontalier entre l’UE et son voisinage ? Est-il perçu, vécu comme une frontière ?
MS : L’un des motifs de la crise de l’Union européenne c’est l’abolition de la notion de frontière, comme limite qui protège. N’oublions pas que la plupart des nations d’Europe centrale et orientale sont nouvelles à l’échelle de l’histoire. L’idée nationale s’y est développée à partir du XIXe siècle. Le frontière joue le rôle de protection de l’idée nationale. La nation se définit à partir de ces limites physiques et symboliques de protection. Autrement dit, on peut envisager la construction d’une identité nationale à l’intérieur de ces frontières qui protègent. Ajoutons à cela que la perte de l’identité nationale est l’une des peurs historiques dans cette région, accentuée par des décennies de dictature communiste qui avaient imposé le thème de la disparition des frontières au nom de l’union du prolétariat. Après la chute du communisme, les frontières sont revenues à leur rôle de protection symbolique. Elles résistent dans l’imaginaire des populations, comme la crise migratoire de 2015-2016 l’a montré, en activant des peurs souvent injustifiées dans cette région où le nombre des migrants était pourtant limité. La frontière reste un symbole de l’identité nationale. Elle aide à apaiser le psychisme des populations : en établissant ce que nous sommes, à partir de ces limites, on peut parler et collaborer plus paisiblement. La frontière extérieure de l’UE est en tout cas devenue une limite symbolique de protection de l’Union, à même de protéger ses citoyens et le bon déroulement de sa vie démocratique et économique. La notion de frontière aide aussi à clarifier la discussion importante dans cette région sur les relations de voisinage. Il est donc trop tôt pour parler d’une disparition des frontières en Europe.
MSI : Vos propos font écho à notre dialogue avec Michel Foucher et Frédéric Petit. M. Foucher évoquait lui aussi des frontières plus politiques que géographiques. L’idée de la frontière comme délimitation d’espace politique fait penser à la définition de F. Petit de la frontière comme limite d’un espace de responsabilité politique.
PO : Il faut distinguer deux niveaux quand on aborde la question de la nécessité des frontières comme limites de protection : les représentations et les pratiques. Evoquons d’abord les représentations. Quand on discute avec des Finlandais, ils disent qu’ils partagent « 1300 kilomètres d’angoisse avec la Russie ». Cela fait référence à l’histoire, à la guerre d’hiver de 1940 puis à la guerre de continuation de 1944 au cours de laquelle la Finlande a perdu 1/5e de son territoire et a dû déplacer une partie importante de sa population. En vertu d’un compromis conclu pendant la Guerre froide, la Finlande a ensuite renoncé à prendre une quelconque mesure susceptible de porter atteinte à l’URSS. Sa stricte politique de neutralité et de non-intégration politique ou militaire a été la condition du maintien de sa souveraineté. Du côté des pays baltes, l’occupation par l’Armée rouge des années 1940 à 1991 a aussi laissé une trace très forte. Par ailleurs les frontières de ces pays ont réactivé des délimitations plus anciennes. La frontière russo-estonienne qui va de Narva jusqu’au lac Peïpous correspond peu ou prou à la frontière de l’Ordre de Livonie, rattaché à l’ordre des Chevaliers teutoniques au Moyen-Age. C’était aussi une limite religieuse qui séparait la Chrétienté occidentale de la Chrétienté orthodoxe. Elle correspond enfin à une limite humaine nette, en termes de densité d’occupation de l’espace et d’intensité de sa mise en valeur. En 1990-1991, à la restauration des indépendances, il y a eu des combats meurtriers au niveau des postes frontières que les jeunes républiques ont essayé de reconstruire.
Du point de vue des pratiques en revanche, les frontières avec la Russie ont été pleinement intégrées par les populations qui les exploitent économiquement en usant de visas à entrées multiples et de la double nationalité. De même, la frontière entre la Pologne et l’Ukraine est un espace de flux, puisque de nombreux Ukrainiens vont travailler en Pologne en profitant de contrats courts souvent pour remplacer des Polonais partis pour leur part travailler en Europe de l’Ouest. Autre exemple, la très longue et sinueuse frontière entre la Roumanie et la Moldavie est aussi l’objet d’une exploitation économique y compris irrégulière avec un important trafic de cigarettes rendu lucratif par le différentiel de prix.
MSI : Se pose ici la question de la gouvernance de la frontière : comment réguler ces enjeux frontaliers, d’ailleurs évolutifs, qu’il s’agisse des déplacements de populations, des échanges économiques y compris irréguliers ou encore des problématiques environnementales et de ressources ?
PO : Il y a là aussi deux niveaux : national et européen/communautaire. Au niveau national, chaque Etat peut déployer un dispositif de contrôle, comme l’a par exemple fait la Pologne en installant des barrières physiques pour dissuader les flux non désirés à sa frontière avec la Biélorussie. Au niveau européen/communautaire, il y a la possibilité d’associer des régions frontalières dans le cadre d’Euro-régions avec des fonds dédiés au financement de projets transfrontaliers. C’est l’ancien programme Interreg.
Il existe aussi des accords bilatéraux permettant à des populations frontalières de traverser les frontières sans visas, comme par exemple avec la Russie au sujet de l’enclave de Kaliningrad ou entre l’Ukraine et la Biélorussie. La coopération transfrontalière peut inclure des échanges entre élus locaux et entre sociétés civiles. La gestion de l’eau est par exemple un enjeu transfrontalier important dans un espace parcouru par des fleuves et des rivières qui passent d’un pays à l’autre. Quand je vivais en Lettonie, les projets biélorusses de barrages hydroélectriques et de centrale nucléaire notamment inquiétaient les Lettons et les Lituaniens situés en aval. Ces enjeux concrets ouvrent potentiellement des canaux d’échanges transfrontaliers, pour coordonner les projets ayant des impacts de part et d’autre des frontières, mais il faut reconnaître que les enjeux environnementaux ne sont pas aujourd’hui une priorité de la Biélorussie ou de la Russie.
MSI : Cette question de la gestion en commun des enjeux transfrontaliers est aussi centrale dans les échanges franco-allemands, y compris d’ailleurs en matière nucléaire puisque la centrale de Fessenheim a été un abcès de fixation de la relation franco-allemande. Cette comparaison amène à se demander si les Européens de l’Ouest et de l’Est et en leur sein chaque pays partagent globalement une même perception de la frontière. Quels sont les points communs et les différences ?
MS : Quand on parle de coopération transfrontalière, il faut faire des distinctions. La Roumanie par exemple est à la fois voisine de pays membres de l’UE, qui en conséquence appliquent un certain nombre de règles spécifiques, et des pays non membres comme la Serbie, l’Ukraine et la Moldavie. Sur le plan économique et commercial, la Roumanie regarde surtout vers l’UE, elle participe aux Euro-régions mais ressent une frustration, au même titre que la Bulgarie et la Croatie, de ne pouvoir rejoindre l’espace Schengen pour des raisons politiques alors que ces pays respectent les critères techniques d’adhésion [NDLR : la Croatie a finalement rejoint l’espace Schengen le 1er janvier 2023, tandis que les demandes d’adhésion de la Roumanie et de la Bulgarie ont été rejetées en raison d’un veto de l’Autriche pour les deux demandes et des Pays-Bas pour la seule Bulgarie]. Ces dernières années, la Roumanie a néanmoins développé également une coopération avec l’Ukraine et la Moldavie pour réduire les restrictions aux échanges transfrontaliers. La question de la citoyenneté est importante ici car de nombreux citoyens moldaves ont aussi la citoyenneté roumaine et donc européenne et il est légitime qu’ils puissent passer plus facilement cette frontière. La gestion du Danube est aussi un enjeu au cœur des projets roumains de coopération transfrontalière. L’UE a d’ailleurs développé une stratégie pour la région du Danube, malheureusement sous-dotée pour être réellement efficace mais qui influence la coopération entre la Roumanie et la Bulgarie. Des discussions assez avancées entre la Roumanie et l’Ukraine ont aussi eu lieu pour faciliter la navigation sur le Danube et la mobilité transfrontalière par la construction de ponts.
Plus généralement, les infrastructures régionales sont un enjeu frontalier majeur. Depuis des décennies, surtout dans l’espace anciennement communiste, toutes les infrastructures ont été dirigées de l’Est vers l’Ouest, il y a un déficit de liaisons entre le Nord et le Sud. Au sein de l’UE, l’initiative polonaise et croate des Trois Mers vise précisément à résorber ce déficit en construisant des infrastructures de la Mer Baltique à la Mer Adriatique et à la Mer Noire, comme par exemple une liaison ferroviaire entre les ports de Gdansk en Pologne et Constanța en Roumanie (projet « Rail2Sea ») et une liaison routière à travers les Carpates (projet « Via Carpatia »). Il y a une volonté d’étendre cette initiative des Trois Mers à l’Ukraine, la Moldavie et même la Géorgie. Tout cela soulève de lourdes questions financières et d’harmonisation des normes, mais ces infrastructures sont un outil indispensable au dépassement des frontières physiques entre les Etats.
PO : En effet, alors même qu’on est sur un espace d’isthme, c’est-à-dire de rétrécissement de l’espace européen entre Mer Baltique et Mer Noire, il n’y a jamais eu d’infrastructure traversante. Il y a seulement eu dans le passé des réseaux plus localisés comme par exemple une ligne de chemin de fer entre Saint Pétersbourg et Varsovie mais son trajet a été contrarié par les indépendances nationales et elle a finalement été abandonnée. Il existe aujourd’hui différents projets. La Finlande et la Norvège se sont accordées sur un projet de liaison ferroviaire au niveau de la Mer de Barents visant à tirer profit de l’ouverture des routes maritimes dans l’Arctique et permettre l’acheminement rapide vers l’Europe des marchandises en provenance d’Extrême-Orient. Il existe aussi un projet de tunnel entre Helsinki et Tallinn sous le Golfe de Finlande. Actuellement sont en cours des travaux de réalisation d’un axe baptisé « Rail Baltica » qui reliera Tallinn à Varsovie en passant par Riga et Kaunas. Il y avait aussi un projet de ligne à grande vitesse entre Budapest et Belgrade, avec un financement chinois, mais la Commission européenne y a opposé son véto car certaines règles n’avaient pas été respectées. Concernant les réseaux énergétiques, l’Ukraine s’est raccordée au réseau électrique européen. Il existait aussi des projets de raccordement de l’oléoduc ukrainien qui rejoint le port d’Odessa et la ville de Brody, près de Lviv, à Gdansk afin de connecter les réseaux de tubes énergétiques entre l’Ukraine et la Pologne.
Cette structuration Nord-Sud plutôt que seulement Est-Ouest pourrait permettre de renforcer les collaborations entre les Etats de la région. L’UE a bien compris cet intérêt en lançant le développement de grands corridors de transport à l’échelle du continent. Mais tous ces projets tardent à se concrétiser car, d’ampleur pharaonique, ils demandent des financements considérables et font également face aux priorités divergentes des Etats concernés. Deux échelles se télescopent : d’un côté les Etats veulent structurer leur territoire, par exemple autour de leur capitale, pour le rendre plus fonctionnel et attractif économiquement, de l’autre la dynamique européenne plus large implique des infrastructures qui dépassent les frontières et des enjeux complexes d’harmonisation des normes et notamment d’interopérabilité des matériels et des signalisations.
MSI : Ces exemples montrent bien l’implication de l’UE dans la structuration de cet espace frontalier notamment autour d’enjeux économiques. De fait, l’UE s’est longtemps perçue comme un espace de coopération économique ouvert sur le reste du monde. Toutefois, la réaction de l’UE à l’invasion de l’Ukraine par la Russie semble indiquer qu’une nouvelle étape a été franchie dans la prise de conscience par l’Union de sa responsabilité politique vis-à-vis de son propre espace et vis-à-vis du voisinage. Que nous dit la frontière de l’évolution du rapport de l’UE à la puissance ?
MS : Un dicton dit que si on n’est pas à la table c’est qu’on est dans le menu. La situation de l’élargissement de l’UE en est une bonne illustration. Cet élargissement a été fondé sur une décision politique de l’Union pour intégrer les pays d’Europe centrale et orientale. La seule perspective de l’élargissement a ensuite eu un effet psychologique fort sur les Etats voisins qui ont fait des progrès considérables pour rejoindre l’UE. Mais on observe aujourd’hui une sorte de fatigue de l’élargissement. Un problème majeur à ce sujet concerne les Balkans occidentaux. La candidature de plusieurs pays de cet espace fait l’objet de vétos, par exemple de la Bulgarie vis-à-vis de la candidature de la Macédoine du Nord, qui n’ont pas de justification sinon d’un point de vue symbolique. Ces pays ont le sentiment d’être abandonnés, d’autant plus que le processus a été à l’inverse accéléré pour l’Ukraine et la Moldavie. Il faut également accélérer les négociations avec les pays des Balkans occidentaux pour ne pas renforcer ce sentiment, tout en faisant en sorte de maintenir la Géorgie dans le « bateau » européen. Il faut aussi résoudre la question lancinante du maintien de la Turquie dans le processus d’adhésion à l’Union européenne. Si l’on part du principe que la Turquie fait partie de l’Europe, comme l’indique le fait de lui avoir accordé le statut de candidat, l’UE doit faire des efforts pour débloquer la situation et en même temps agir pour soutenir les forces pro-européennes au sein de la Turquie, comme elle peut le faire en Ukraine, en Moldavie et en Géorgie. Parmi les pistes, on doit réfléchir à simplifier le processus d’élargissement et faciliter l’intégration différenciée dans certains domaines où elle peut être plus rapide.
Bloquer le processus d’élargissement est au désavantage de l’UE elle-même. La tendance naturelle de tout organisme vif et prospère est de s’élargir. Prenons l’exemple de l’Empire romain : celui-ci a connu une phase d’expansion de plusieurs siècles et son déclin politique a commencé avec la fin de cette expansion. Peut-être le processus d’élargissement de cet espace de valeurs et de libertés qu’est l’Union doit-il se poursuivre pour ne pas connaitre une fin similaire. Un élargissement vers l’Europe orientale par un processus de négociation ouvert et sincère ne peut que promouvoir les valeurs de l’Union dans cet espace conflictuel. A l’inverse, à défaut d’engagement européen, la nature ayant horreur du vide, cet espace risque de devenir plus attractif pour d’autres acteurs qui profiteront de la faiblesse européenne.
PO : Derrière la durée des processus il y a le télescopage de plusieurs temporalités. Il y a celle de l’urgence dans laquelle vit le peuple ukrainien travaillé par des aspirations légitimes à rejoindre un espace de paix et de prospérité. Il y a celle du politique et des décisions prises au niveau national. Or celle ou celui qui engage son pays dans un tel processus, qui dure 10 ans environ dans le cas des derniers élargissements, doit mesurer l’ampleur de sa tâche, la difficulté des réformes à mener souvent impopulaires, avec la quasi-assurance de voir son successeur en récolter les bénéfices, ce qui n’accélère pas forcément le processus. A l’échelle de l’UE, les précédents élargissements ont révélé des failles dans la procédure de négociation, comme la capacité de blocage d’un seul Etat membre, à l’image de la Slovénie qui a bloqué les négociations avec la Croatie pendant plusieurs mois. Le cas chypriote interpelle de ce point de vue. Dans les années 1990 et au début des années 2000, on pouvait espérer que l’UE parviendrait à régler le conflit dans le pays dans la mesure où la Turquie était elle-même engagée dans le processus d’adhésion à l’Union. Le blocage est venu non pas de la partie chypriote turque mais de la partie chypriote grecque qui a voté contre la réunification dans un Etat confédéral. L’UE n’est pas une baguette magique, il ne suffit pas de la convoquer pour résoudre tous les problèmes, loin de là. Il y a plusieurs niveaux d’analyse, plusieurs temporalités. Autre exemple, un Etat peut donner l’impression de progresser rapidement sur certains aspects de l’intégration des règles européennes et lentement sur d’autres : Chypre, Malte ou l’Islande ont par exemple transposé très rapidement des règles européennes relatives au transport car ces pays ne disposaient pas des infrastructures ferroviaires ou routières visées par ces règles et n’avaient donc qu’à copier, traduire et coller la législation européenne. En revanche, quand ces pays possèdent déjà une législation, le travail d’adaptation est beaucoup plus complexe et lent.
PAH : Michel Foucher et Frédéric Petit définissent le projet européen comme un modèle ou une méthode de médiation, initié par le processus de réconciliation franco-allemand qui a été reproduit dans le cas d’autres duels européens, entre l’Allemagne et la Pologne ou le Royaume-Uni et l’Irlande par exemple. Selon Michel Foucher ce qui permet de déterminer la frontière européenne à l’Est c’est là où échoue ce processus de médiation ou de réconciliation. Or, selon lui, ce processus échoue en Ukraine face à la Russie. Il y a en effet eu un processus de médiation engagé par les Européens avec la Russie en Ukraine, suivant le format dit « Normandie » qui fait écho à cette histoire franco-allemande et réunit France, Allemagne, Ukraine et Russie pour discuter des problématiques russo-ukrainiennes. Mais ce processus a complètement échoué puisque la guerre est survenue. Qu’est-ce qui explique fondamentalement cet échec, en comparaison des cas ouest-européens ? Par ailleurs, la Russie adopte un discours révisionniste sur l’histoire qui rappelle celui adopté en Allemagne dans les années 1920 et 1930, remettant en cause les accords sur les frontières signés après la Première Guerre mondiale. Cette perspective révisionniste a-t-elle une légitimité ? Doit-on accorder un certain crédit aux demandes de la Russie au sujet du Donbass ou de la Crimée ?
PO : Pour qu’il y ait réconciliation il faut qu’il y ait volonté commune de réconciliation. Pour qu’il y ait volonté commune, il faut qu’il y ait dialogue. Pour qu’il y ait dialogue il faut qu’il y ait démocratie. Or, dialoguer aujourd’hui avec Vladimir Poutine ou avec d’autres régimes autoritaires ce n’est pas la même chose pour la France que dialoguer avec le chancelier allemand ou avec le Président du Conseil italien dans les années 1950. On est confronté au même problème avec l’Algérie par exemple, dont on a également parlé par ailleurs. Si le pouvoir algérien était démocratique, le dialogue serait certainement plus facile. Il y a là une part d’idéologie qui entrave un dialogue serein et une mise à plat des sujets avec un travail d’historiens. La relation entre l’UE et la Russie est gênée par des questions historiques irrésolues, comme celle du massacre de Katyń ou plus récemment de l’indépendance du Kosovo, toutes les affaires qui ont jalonné les 20 dernières années dont des empoisonnements d’opposants y compris sur le sol européen communautaire, et les désaccords internationaux autour du soutien du régime russe au régime syrien ou à l’Iran. Au fond, ce sont deux conceptions totalement opposées de l’exercice du pouvoir et de la place de chacun dans le monde qui s’affrontent. La Russie reste persuadée que l’UE se construit contre elle et que les Américains veulent l’éliminer totalement du jeu, alors que le monde a besoin de la Russie, mais d’une autre Russie, plus constructive dans les relations internationales, d’une puissance apaisante plutôt qu’engagée – comme d’ailleurs parfois les Etats-Unis – dans une surenchère qui empêche tout dialogue.
MS : On a besoin d’un dialogue démocratique pour résoudre les problèmes. En Roumanie on a eu depuis les années 1990 un dialogue constructif avec la Hongrie qui a plus ou moins résolu les questions irrésolues depuis l’Entre-deux-guerres concernant les droits de la minorité hongroise en Roumanie et de la minorité roumaine en Hongrie. Un parti politique hongrois participe même au gouvernement à Bucarest. Le progrès est remarquable si l’on compare aux années 1980. Dialogue d’un côté et respect des droits des minorités de l’autre sont deux exigences pour envisager la réconciliation historique de la région. Dans le cas de l’Ukraine, s’y ajoutent aujourd’hui la question des territoires occupés par la Russie dont la Crimée et la guerre qui complique évidemment beaucoup les choses. Pour l’Ukraine la paix implique la restitution des territoires, des réparations et la punition des crimes de guerre. Aucune issue à court terme n’est visible, il faudra beaucoup de temps pour résoudre le problème russo-ukrainien. Dans le cas de la relation entre la Roumanie et la Hongrie, les choses étaient plus simples car il n’y avait pas de conflit actif.
MSI : Des attaques cyber à la mobilisation de constellations de satellites, le conflit russo-ukrainien a montré que la question des frontières et de leur dépassement ne porte pas seulement sur les territoires classiques des Etats, au sens d’espaces terrestres, mais également sur les espaces cybernétique et extra-atmosphérique. Comment prendre en compte ces nouvelles dimensions dans l’analyse ?
PO : En effet, le cyberespace est un des nouveaux espaces de conflit. On sait l’importance de son rôle dans les guerres hybrides modernes, depuis au moins une quinzaine d’années. L’Estonie en avait fait les frais dès 2007, ce qui l’avait poussée à se doter tôt d’infrastructures de sécurité du cyberespace. Dans le contexte de la guerre en Ukraine, le collectif de hackers Anonymous a déclaré la guerre à la Russie tandis que des hackers russes ont mené des attaques contre la Norvège notamment. N’oublions pas que les infrastructures qui permettent le fonctionnement du cyberespace sont très concrètes, il s’agit de câbles sous-marins qui peuvent être sectionnés ou sur lesquels une puissance peut se connecter pour intercepter des informations. En ce domaine comme dans celui des satellites se creuse le fossé entre les Etats qui peuvent développer ce type d’infrastructures et ceux qui n’en ont pas les moyens et sont dépendants de fournisseurs extérieurs. L’Agence spatiale européenne a accumulé un retard qu’elle cherche à rattraper pour ne pas être dépendante de dispositifs américains.
MSI : En conclusion, peut-on se projeter dans l’avenir ? Comment éviter que l’Union européenne ne s’enferme dans des frontières trop rigides face à une voisinage turbulent ?
MS : La paix doit rester l’horizon mais nous n’y arriverons pas en quelques mois ou même quelques années. Il faut déjà préparer ce qui va advenir après la fin du conflit russo-ukrainien pour la région et pour la construction européenne. Les changements qui s’opèrent sous nos yeux vont se poursuivre. La guerre accélère la remise en cause du concept de « monde russe », l’indépendance de l’Ukraine et l’affirmation de ce pays comme une puissance importante dans la région, qui doit à terme faire partie de l’UE. Ensuite, le dialogue ne se limite pas aux dirigeants actuels des pays de la région, le régime russe n’est pas éternel, il faut évaluer les risques et les opportunités que la perspective de ce changement implique. La reconnexion de l’UE avec l’OTAN est un axe de travail important, qui nécessite d’avancer dans le débat entre autonomie stratégique et résilience et de redéfinir le rôle des Etats-Unis dans la région alors que les pays d’Europe centrale et orientale perçoivent encore ces derniers comme le seul véritable garant de leur sécurité du point de vue militaire. Il faut aussi penser la région à long terme dans l’optique des conflits futurs, notamment entre les Etats-Unis et la Chine, afin d’éviter qu’elle ne demeure un champ de bataille. Il est probable que la puissance de la Fédération russe va s’écrouler à moyen terme, compte tenu notamment de la crise démographique qui la frappe, au même titre que l’Europe d’ailleurs. Une bonne solution de long terme est une solution qui avantage tous les acteurs impliqués et qui permet de faire face aux défis du futur. Parmi ceux-ci il y a l’indépendance énergétique nécessaire en cas de conflit et en contexte de crise environnementale. La réforme des institutions de l’UE, pour les rendre plus efficace, est aussi un grand défi mais il faut peut-être remettre à plus tard la révision des traités, qui est très risquée à un moment où la désinformation ravage l’espace médiatique au sein de l’UE, et privilégier un usage optimisé des traités existants en mettant de côté ce qui ne fonctionne pas et en utilisant au maximum ce qui fonctionne.
PO : Ce sont de multiples processus de réconciliation qui devront être engagés, entre l’Ukraine et la Russie mais aussi entre l’Ukraine et la Biélorussie, entre la Pologne et la Biélorussie et même entre la Biélorussie et la Russie. Tout cela va demander du temps et de la volonté. Ça ne pourra pas se faire sans les populations concernées. Le cas des Balkans est instructif. La réconciliation entre la Serbie et le Kosovo reste en chantier, plus de 20 ans après la guerre. Dépasser ces tensions et ces conflits exige un environnement politique favorable, que le nationalisme soit mis de côté et donc que des forces plus modérées et constructives prennent le relais.
Crédits photographiques :
Photographie de Pascal Orcier : transmise par M. Orcier
Photographie de Mihai Sebe : transmise par M. Sebe
Marie-Sixte IMBERT est consultante en affaires publiques et relations européennes, notamment spécialisée sur les relations franco-allemandes. Après des études en affaires européennes et relations internationales, elle a travaillé en cabinet de conseil, en parti politique, au sein d'une administration publique, puis au sein de l'Assemblée nationale auprès de la présidence de la commission des Affaires européennes. Elle a ensuite rejoint l'Institut Open Diplomacy comme Directrice des opérations, dont elle est aujourd'hui Senior Fellow.