Le cercle centriste de réflexion et de propositions sur les enjeux internationaux

Narva, histoire d’une frontière

A travers ce récit richement illustré, Alexis de Wrangel nous invite à plonger dans l’histoire mouvementée de Narva, cette pointe de l’Union européenne faisant face à la Russie. Cet article s’inscrit dans le cadre du cycle de réflexion géo-politique sur les frontières européennes engagé par le Cercle Agénor depuis l’été 2022. La retranscription de nos débats et réflexions est à retrouver dans le dernier numéro de notre revue, publié en mai 2023.

Aux confins de l’Union Européenne se situe la ville frontière de Narva (Estonie). Quadruple frontière, frontière orientale de l’Etat renaissant d’Estonie depuis 1991, de l’Union européenne depuis 2004, de l’espace Schengen depuis 2007, enfin de la zone Euro depuis 2011. Et jamais frontière ne fut aussi bien marquée. D’abord comme frontière géographique, le fleuve ayant donné son nom à la ville marquant la démarcation entre l’Estonie et la Russie (voir fig. 1).  

Fig. 1 : Le fleuve Narva, carte postale d’environ 1910 (la ville est à gauche).

Par l’architecture ensuite. La première fois que je me suis rendu à Narva, j’ai été saisi par la vue de l’esplanade de la forteresse, un énorme complexe militaire ne correspondant ni aux gravures du XIXe siècle, ni aux photos du début du suivant que je connaissais (fig. 2). Comme on peut le noter, il semble qu’il y ait deux architectures différentes : une tour de caractère allemand, au toit à double pente, au premier plan, et au second des tours aux toits coniques, typiques des kremlins russes. Et pour cause, en s’approchant on découvre que les deux groupes architecturaux sont séparés par un petit canyon au fond duquel coule la Narva, frontière entre l’Estonie et la Fédération de Russie (voir fig. 3), séparant la forteresse de l’Ordre Teutonique d’Hermannsfeste (fig. 4) de celle, russe, d’Ivangorod (fig. 5).

Fig. 2 : L’esplanade de la forteresse de Narva, photo d’avril 1996.

Fig. 3 : Vue satellite de l’ensemble Narva-Ivangorod (Google Earth, janvier 2023). En rouge : les enceintes des forteresses. En vert : les seuls bâtiments de l’époque suédoise à avoir survécu.

Fig. 4 : Hermannsfeste, photomontage à partir d’une photo de 1996.

Fig. 5 : Ivangorod, photomontage à partir de photos de 1996 (illustration d’Ivan Bilibine).

Hermannsfeste

Dès la conquête de l’Estonie, vers 1220-1250, les Danois bâtirent un fort en bois à la limite orientale de leur territoire, lequel fut remplacé par un fort en pierre par l’Ordre Teutonique.

Ivangorod

Pour faire pièce à ce dernier, le Grand-duc de Moscovie Ivan III fit bâtir en 1492 une forteresse face à l’Hermannsfeste, forteresse qui reçut le nom du souverain : Ивангород, Ivangorod, Jaanilinn en estonien, Johannstad(t) en suédois et allemand.

Simple ? Pas autant…

La guerre de Livonie

Profitant du fait que l’Ordre Teutonique était en « mort cérébrale » en raison du luthérianisme galopant, le tsar Ivan IV – le Terrible – envahit la Livonie en 1558. A l’issue de la guerre de Livonie (1558-1583), la Suède reçut en vertu du traité de Plussa non seulement l’Estlande (partie septentrionale de l’Estonie actuelle, anciennement danoise), mais aussi l’Ingrie jusqu’au lac Ladoga. En 1649, Ivangorod fut rattachée à Narva (fig. 7), ne formant avec cette dernière qu’une seule conurbation qui vécut, d’une certaine manière, jusqu’à la seconde indépendance de l’Estonie (1991).

Fig. 6 : Un monument de la guerre de Livonie, la croix de Kõrkküla (all. Kook), 1590. La face ouest est en allemand, l’orientale est en russe (glagolitique). Gravure du XIXe s. et photos de 1996. Assez dégradée en 2019.

Fig. 7 : L’Hôtel de Ville de Narva, un des deux seuls bâtiments de l’époque suédoise à avoir survécu. Photo de 1996.

La Grande Guerre du Nord

Après une défaite en 1700, Pierre le Grand finit par prendre Narva en août 1704 (fig. 8). Par une de ces ironies dont l’histoire est coutumière, Narva était aux mains des Russes alors que les Suédois résistaient encore à Ivangorod.

Fig 8. Alexandre Kotzebue : La prise de Narva (1880), Musée de l’Ermitage, Saint-Pétersbourg

Intégrée à l’empire russe, la conurbation sera rattachée au gouvernorat de Saint-Pétersbourg (fig. 9). Pendant la guerre civile, qui fut aussi celle de l’indépendance de l’Estonie, Narva, où beaucoup de Russes blancs s’étaient réfugiés, fut attaquée à plusieurs reprises par l’Armée rouge (fig. 10).

Fig. 9. Frontières des Pays Baltes de 1500 à aujourd’hui.

Fig. 10 : Narva pendant l’attaque de l’Armée rouge en 1919, carte postale de l’époque.

Première république d’Estonie

Après la première indépendance de l’Estonie et la signature du traité de Tartu entre celle-ci et la République Socialiste Fédérative Soviétique de Russie (RSFSR) le 2 février 1920 (fig. 11), la conurbation a été rattachée à la nouvelle République d’Estonie repoussant ses frontières à l’est d’Ivangorod (fig. 12).

Fig. 11 : Signature du traité de Tartu le 2 février 1920, carte postale d’époque.

Fig. 12 : La frontière de l’URSS à l’est d’Ivangorod, carte postale d’environ 1930.

Seconde Guerre mondiale

Après la première annexion de l’Estonie par l’URSS (6 août 1940), Ivangorod resta attaché à Narva (conquise par la Wehrmacht le 17 août 1941) et ne fut rattaché à la RSFSR (région de Léningrad) que le 24 novembre 1944. Narva, qui subit de féroces combats et fut détruite à plus de 95% pendant l’Opération « Narva » (24-30 juillet 1944), restera, quant à elle, dans la République socialiste soviétique (RSS) d’Estonie.

Fig. 13 : Soldats soviétiques devant Narva en flammes, 1944. Source : Riksarkivet, Oslo.

La RSS d’Estonie

La séparation administrative entre Narva et Ivangorod n’eut que peu d’effet sur la conurbation (tout comme la cession de la Crimée à la RSS d’Ukraine), le PCUS ayant le rôle dirigeant, tout était décidé à Moscou. La proximité d’importants gisements affleurants de schistes bitumineux – en fait des calcaires bitumineux ordoviciens (fig. 14) – à proximité de Narva poussa l’URSS à construire dans cette ville deux énormes centrales thermiques, Balti Elektrojaam et Eesti Elekrojaam. Toutes deux d’une capacité installée d’environ 3 000 MW (à l’indépendance de l’Estonie), soit l’équivalent de quelques 6 réacteurs nucléaires, elles avaient vocation à produire l’énergie destinée non seulement à l’Estonie, mais aussi à toute la région de Léningrad (fig. 15).

Fig. 14 : Situation des gisements de schistes bitumineux. 1- Limites d’érosion de la formation de schistes bitumineux de Kukerside. 2- Zones de mines et mines actives. Source: Geology and Mineral Resources of Estonia, fig. 203, https//geoloogia.info.

Fig. 15 : La centrale thermique Eesti Elektrijaam de Narva. Source : Wikipédia (photo de 2009).

La seconde république d’Estonie

A la nouvelle indépendance de l’Estonie (20 août 1991), Narva s’est retrouvée dans une drôle de situation : ses centrales thermiques étaient en surcapacité par rapport aux besoins du pays et ne tournaient qu’à environ 30% de leurs capacités en 1995-19981 alors que l’usine d’eau potable ainsi que celle de traitement des eaux usées se trouvaient à Ivangorod, en Russie. Une toute nouvelle usine de traitement des eaux, construite avec l’aide de l’UE entre 2012 et 2015 (fig. 16), a pallié ce problème. Quant à l’aspect énergétique, non seulement l’Estonie est le seul Etat de l’UE totalement autosuffisant, mais elle exporte aussi de l’électricité en Finlande.

Fig. 16 : L’usine de traitement des eaux de Narva. Source : site d’AS Merko Ehitus, group.merko.ee (photo : Tiit Veermäe).

En 1897, la population de la ville de Narva s’élevait à 16 599 habitants dont 44,1 % étaient Estoniens, 43,5 % Russes et 6 % Allemands. Aujourd’hui (recensement de 2021), elle compte 53 955 habitant dont 98,02 % de langue maternelle russe et, pour ce qui est de l’origine ethnique, 91,09 % de « Russophones2 » (Biélorusses, Russes : 86,99 %, Tatars, Ukrainiens et Juifs) et seulement 5,76 % (3 107 personnes) d’Estoniens, autant que d’Arméniens, de Juifs ou de Lettons3.

Alexis de Wrangel est géologue de formation et a poursuivi une carrière internationale comme ingénieur commercial puis consultant indépendant. Spécialiste de l’Europe centrale et orientale et ayant vécu plusieurs années en Autriche, il a été invité à plusieurs reprises à des colloques internationaux consacrés à cet espace. Français par naturalisation, il est issu d'une famille originaire de Virie (aujourd'hui Virie occidentale, en Estonie) avant d’essaimer en Suède, Prusse et Russie. Membre du MoDem depuis 2010, engagé localement à la Chapelle-sur-Erdre (44), il est co-référent « Relations internationales » du MoDem-44.

Notes

  1. Après mise hors service des vieilles chaudières, la capacité des centrales aujourd’hui est de 765 MW pour Balti Elektrojaam, 1 615 MW pour Eesti Elekrojaam et 300 MW pour la nouvelle centrale d’Auvere, mise en service en 2018 (Alstom).
  2. Au sens où on l’entend dans les Pays Baltes.
  3. Données d’après les pages Wikipédia en langues russe et estonienne.

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