Voici soixante-dix ans qu’Emmanuel Mounier, l’un des plus grands philosophes français du XXème siècle, nous a quittés. Son legs intellectuel, enrichi par beaucoup d’autres, dont Jacques Maritain et Paul Ricoeur, n’a cessé de féconder les débats philosophiques et politiques en France et au-delà. Jusqu’à aujourd’hui. Jusqu’au Cercle Agénor. Ce legs, le personnalisme, demeure pour nous une boussole.
Au cœur de cette pensée : la dignité de la personne humaine, conçue à travers ses deux dimensions matérielle et spirituelle, distinctes mais inséparables, aussi nécessaires l’une que l’autre. A l’origine de cette pensée : le constat, partagé pendant l’entre-deux-guerres par une poignée de « non-conformistes », d’une crise très profonde de l’humanité, d’une crise de l’esprit, en germe dès la Renaissance.
« Refaire la Renaissance, non pas la défaire, mais la refaire sur des bases pleinement humaines, c’est-à-dire aussi spirituelles »
La Renaissance humaniste « a voulu procéder à une réhabilitation anthropocentrique de la créature1 » humaine, jusque-là intégralement ordonnée au sacré et soumise à son Créateur. Elle y est parvenue au-delà même, peut-être, de ses espérances, jusqu’à inscrire cette réhabilitation dans la géologie. Ne parle-t-on pas aujourd’hui d’« Anthropocène » pour désigner notre époque géologique, caractérisée par la capacité inédite de l’homme à transformer la Terre ? De Descartes à Nietzsche, en passant par Voltaire, Hegel et Marx, de la révolution industrielle à la bombe atomique, celui-ci s’est en effet progressivement libéré de son « aliénation », jusqu’à proclamer la mort de Dieu ou se prendre pour Dieu. Au risque de se fourvoyer dans le matérialisme, celui de l’individu égocentré choyé par le capitalisme libéral, ou, par réaction, celui de l’Etat et du tout social exaltés par les totalitarismes. Il n’était pas question, pour Mounier ou Maritain, de rejeter d’un bloc l’acquis humaniste mais de constater la terrible impasse dans laquelle l’individualisme matérialiste qui l’a accompagné a conduit l’humanité. Il s’agissait de lancer un appel : « refaire la Renaissance ». Non pas la défaire, mais la refaire sur des bases pleinement humaines, c’est-à-dire aussi spirituelles.
Alors qu’est-ce que l’esprit ? L’esprit, c’est le lien, c’est l’ouverture à l’autre, avec un petit et un grand A. L’esprit, c’est le dépassement de soi pour et avec les autres, ce sont les valeurs, les causes que l’on défend de toutes nos fibres, ce qui nous transcende. C’est tout cela et plus encore. Et c’est éminemment politique. Car l’esprit commande l’action, l’engagement dans le monde, dans la cité. Non pas seulement pour satisfaire les besoins matériels inhérents à la condition humaine, mais pour viser un bien commun supérieur à la somme des besoins individuels satisfaits, un bien commun qui préserve et réhausse la dignité de chaque personne.
Pensée périmée ? Nous pensons l’exact contraire. Alors que se reconstituent ici ou là des pouvoirs despotiques voire totalitaires, l’individualisme matérialiste poursuit de son côté son entreprise destructrice. La crise de l’esprit demeure, plus que jamais, notre actualité et, avec elle, la pensée personnaliste.
« Il ne faut guère compter sur les époques satisfaites, et les crises seules rappellent la plupart à la méditation2 », disait Mounier. En proposant notre lecture de l’héritage personnaliste, en donnant la parole à des personnes qui incarnent aujourd’hui cette philosophie dans le champ politique et en insistant, à travers plusieurs regards, sur l’histoire et la vocation européennes de cette pensée, nous posons des fondements possibles d’une grande méditation à conduire pour donner sens aux évènements, à l’évènement, tenu pour « maître intérieur ».
Crédits photographiques :
Première de couverture de Jacques Maritain, Humanisme intégral, Aubier, Editions Montaigne, 1945 : le-livre.com
Une du premier numéro de la revue Esprit, octobre 1932 : Gallica, bibliothèque numérique de la Bibliothèque nationale de France (BNF)
Pierre-André HERVÉ est cofondateur et Président du Cercle Agénor. Consultant indépendant spécialisé en gestion des risques internationaux (Moyen-Orient, en particulier), il rédige par ailleurs une thèse de doctorat à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes (EPHE) sur l'histoire du confessionnalisme politique au Liban. Diplômé de l’université Paris I Panthéon-Sorbonne (géographie, 2010) et de SciencesPo (sécurité internationale, 2013), il a occupé diverses fonctions dans les secteurs public et privé. En 2017 et 2018, il était conseiller sur les affaires étrangères et la défense du groupe MoDem à l'Assemblée Nationale.
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Pierre-André Hervéhttps://www.cercle-agenor.org/author/paherve92/24 mai 2024
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